Nom : Anthony Schoch
Titre : Le commerce des tsentsaks : analyse d'un système d'échange et de circulation de substances chamaniques dans la région de l'Upano (Amazonie équatorienne)
Mots-clés : chamanisme shuar, économie des pouvoirs, esprits, fléchettes (tsentsak), ingestion, substances invisibles, transfert de force
Cette recherche s'appuie sur le travail de Jean-Pierre Chaumeil (1983) portant sur le complexe des fléchettes magiques chez les Yaguas et de Robert Crépeau (2007) sur les substances chamaniques. Le tsentsak est un mot shuar qui désigne une fléchette invisible logée dans le corps d'un chamane. Elle sert soit à tuer l'adversaire, soit à soigner un patient. Le chamane en parle comme d'un bien suprême transmis de génération en génération et acquis auprès d'autres chamanes (pas seulement shuars) au cours d'initiations. Elles sont ingérées dans le corps et passent par la bave. Les chamanes en parlent comme s'il s'agissait d'objets véritables, de matières douées de forces d'actions précises.
Premièrement, ce thème permet d'aborder la religiosité amérindienne sous l'angle de l'immanence. En effet, selon l'Uwishin, le règne divin entretient des liens directs avec le règne des mortels, il est soumis à une loi causale quasi identique à celle des corps, chose qui nous pousse à défier nos catégories dualistes (corps/âme). Les esprits sont aussi des entités finies, car elles font parties du monde (et non pas exclues du monde comme c'est le cas dans les religions révélées), à même titre que les humains. Tout le système de croyances chamanique shuar s'articule en réalité autour d'un axiome, celui du principe de force (aussi appelé « énergie » ou tsentsakra). La force, ou l'accumulation des forces, est un principe naturel qui s'applique aussi bien aux humains qu'aux esprits. C'est aussi le fil conducteur de mon analyse. Certes, aujourd'hui le chamanisme shuar a été très influencé par la vision morale et rédemptrice du christianisme. Elle a donc été judaïsée, ce qui va avoir un effet important sur le rôle du chamane (songeons par exemple au cas du chamane Ricardo, pour qui le chamanisme a une mission sociale unificatrice). Mais en dépit de cela, le principe de force demeure toujours au centre – peut-être même que ce sont les éléments immanents et païens du christianisme qui ont surtout été absorbés.
Les esprits obéissent à une certaine physique – première conséquence du principe de force. La deuxième conséquence, c'est qu'ils peuvent être échangés, vendus, achetés, acquis dans des lieux lointains auprès des chamanes puissants et à des prix exorbitants. On découvre qu'il existe toute une économie des pouvoirs/forces/fléchettes magiques (tsentsak), ce qui n'étonne pas. Puisqu'elles sont finies, les fléchettes font partie du monde, et elles existent en quantité limitée (même si cela ne fait pas l'unanimité auprès de tous les chamanes, surtout chez ceux qui utilisent le terme d'« énergie » – dans ce cas, disent-ils, les forces sont infinies). Elles sont aussi diversifiées, car chaque culture a ses pouvoirs particuliers. Il existe donc un système de rareté des fléchettes, ce qui rend l'étude du phénomène passionnant.
Sur le plan des commentaires et des interprétations réalisés par des anthropologues à ce sujet, il m'est en effet possible d'effectuer une synthèse plutôt intéressante et cohérente sur les croyances chamaniques en Amazonie. Par exemple, nous pourrions aisément commencer par expliquer cela en utilisant le modèle de l'animisme élaboré par Philippe Descola (et avant lui, Lévi-Strauss), ou prendre appui sur les explications de Michael Harner et Anne-Christine Taylor, qui ont tous deux travaillé sur le même groupe à des époques différentes, et sur les travaux des auteurs déjà mentionnés au début. Aussi, c'est surtout chez Reichel-Dolmatoff que l'on trouve l'exemple le plus flagrant d'un système amérindien basé sur un « transfert des énergies vitales » en circulation dans un monde autosuffisant. Ma tâche dans ce travail sera donc d'essayer de faire sens des faits récoltés en usant les théories antérieures (plus ou moins synthétisées) sans toutefois imposer un modèle prédéterminé.
J'ai réalisé mon terrain durant l'été 2009 dans une zone semi-rurale habitée par une population shuar (il s'agit du groupe autochtone membre de la plus grande famille linguistique du nord-est amazonien). J'ai passé un total de 17 entrevues auprès de chamanes shuars (16 hommes et une femme) sur une durée de 2 mois.
Bourses : - Bourse de rédaction octroyée par le groupe de recherche « Dynamiques religieuses des autochtones des Amériques » du FQRSC
Courriel: anthony_schoch@hotmail.com
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